A 1973 photo of an intersection region of the Intersecting Storage Rings
Photo de 1973 d'une zone d'intersection des anneaux de stockage à intersections (ISR), où les données des interactions proton-proton aux plus hautes énergies alors disponibles étaient collectées. (Image : CERN)

Le 27 janvier 1971, les premières collisions du monde entre deux faisceaux de protons ont lieu dans les anneaux de stockage à intersections (ISR) du CERN.

Vers la fin des années 1950, les physiciens savent que l’énergie des collisions peut être considérablement augmentée en provoquant une collision frontale entre deux faisceaux de protons, plutôt qu’avec un faisceau unique dirigé vers une cible fixe. Cependant, les taux de collision attendus sont relativement faibles, et la variété de réactions obtenues bien moindre qu’avec une machine à « cible fixe ».

Les physiciens des particules du CERN travaillent donc essentiellement sur des accélérateurs à cible fixe, comme le Synchrotron à protons (PS), et préconisent l’amélioration du PS et la construction du Supersynchrotron à protons (SPS), plutôt que la construction d'un collisionneur.

Malgré tout, les physiciens des accélérateurs plaident pour la construction d’un collisionneur, les ISR, et obtiennent gain de cause lors de la session du Conseil de décembre 1965. Les travaux débutent l’année suivante.

Le collisionneur ISR se révèle être un excellent instrument pour la physique des particules, qui permet d'obtenir de nombreux résultats importants, qui font aujourd’hui partie des connaissances de base en physique des particules. Les recherches sur les accélérateurs sont toutes aussi importantes et conduisent à de nombreuses inventions et percées technologiques. C’est par exemple dans les ISR que sont réalisées pour la première fois des collisions proton-antiproton, et des collisions d’ions lourds.

Les ISR ont ouvert la voie aux futurs collisionneurs de hadrons, de la conversion du SPS en un collisionneur proton-antiproton de 1981 à 1991, qui a mené à la découverte des bosons W et Z en 1983, au Grand collisionneur de hadrons (LHC) et sa fabuleuse découverte du boson de Higgs en 2012.

Témoignage

Comme tous les accélérateurs de particules d’avant-garde, les ISR furent leur propre prototype. […] [Nous] en sommes venus à considérer les ISR comme une machine presque douée de sensibilité, ou même comme un collègue parfois difficile.
Kjell Johnsen
Homme montrant une photo à un homme et une femme dans une salle de contrôle remplie de personnes
Le 27 janvier 1971, des faisceaux de protons entrent en collision pour la première fois dans les anneaux de stockage à intersections (ISR). Kjell Johnsen (au centre) montre à Willi Jentschke et Hildred Blewett quelques résultats préliminaires. (Image : CERN)

Kjell Johnsen est le directeur du département des anneaux de stockage à intersections (ISR) et le chef du projet ISR à l’époque de leur construction.

« J’aurais beaucoup d’histoires à raconter, mais celle que j’ai choisie résume bien l’interaction entre l’homme et la machine qui caractérisa les ISR. Comme tous les accélérateurs de particules d’avant-garde, les ISR furent leur propre prototype. De ce fait, nous avons appris jusqu’à la dernière minute, et en sommes venus à considérer les ISR comme une machine presque douée de sensibilité, ou même comme un collègue parfois difficile.

Revenons au mois de juin 1984, lorsque le Comité de la recherche du CERN a pris la décision de fermer les ISR. Nous avons reçu l’instruction suivante : le faisceau qui était dans la machine serait le dernier, mais les ISR pourraient fonctionner tant que ce faisceau serait maintenu. La machine a réfléchi un instant, puis elle a eu un bon gros hoquet avant de cracher les quelques antiprotons qui circulaient. Nous avons décidé que nous ne pouvions laisser aux ISR le dernier mot. Nous avons reçu l’autorisation de procéder à un dernier remplissage. Nous avons maintenu le faisceau, et avons obtenu de bonnes réactions de physique, durant une centaine d’heures. Les ISR se sont parfaitement comportés jusqu’au 25 juin, à 6 heures du matin, heure à laquelle nous les avons éteints, un jour avant la cérémonie de clôture officielle.

À cette occasion, Viki Weisskopf, directeur général du CERN à l’époque où le projet des ISR avait été voté, résuma les réalisations des ISR en ces mots : "Ce qui compte vraiment, concernant les ISR, c’est leur réussite en tant qu’instruments, car ils ont véritablement modifié le paysage de la physique des hautes énergies. […] Les ISR ont montré qu’il était possible de faire de la physique des particules à des énergies bien plus élevées dans le centre de masse. […] Après eux, les collisionneurs sont devenus à la mode."

Machines dans un tunnel
Photo de 1974 du tunnel des ISR, à l’un des points d’intersection (I5). On peut voir la disposition des aimants et le croisement des deux tubes de faisceau. (Image : CERN)

En tant que physicien des accélérateurs, je dois dire que ce succès fut possible grâce à plusieurs premières en matière de physique des accélérateurs. Le premier – et le principal – objectif des ISR était de faire entrer en collision des faisceaux de protons. Ils y sont brillamment parvenus durant leurs treize années d’existence, et avec une luminosité croissante. Entre autres premières, c’est aux ISR que le refroidissement stochastique a été prouvé, avec le maintien de faisceaux d’antiprotons durant des centaines d’heures. C’est également dans cette machine que des protons sont entrés pour la première fois en collision avec des antiprotons. Les ISR furent aussi le premier collisionneur d’ions lourds, réalisant des collisions de particules alpha. Les techniques de l’ultravide, nécessaires aux collisionneurs, arrivèrent à maturité aux ISR. C’est là encore que les aimants supraconducteurs furent utilisés pour la première fois avec des faisceaux en circulation.

Beaucoup estiment que les ISR furent stoppés à la fleur de l’âge. C’est peut-être vrai. Mais dans un monde où les ressources sont limitées, des priorités doivent être fixées et la communauté de la physique des particules a estimé que les ISR avaient accompli leur tâche. Pour conclure, je me fais à nouveau l’écho des sentiments de Viki Weisskopf, lorsqu’il déclara à la cérémonie de clôture que les enfants dépassaient souvent leurs parents. En tant que premier collisionneur de hadrons, les ISR peuvent compter parmi leur descendance des machines aussi illustres que le collisionneur proton-antiproton SPS du CERN, le tevatron de Fermilab, le RHIC de Brookhaven, et peut-être même le HERA de DESY. […] Les ISR occupent donc une place de choix dans l’histoire de la physique des particules en tant que fondateurs d’une illustre dynastie. »

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Cet entretien est adapté du livre « Infiniment CERN » publié en 2004 à l'occasion du 50e anniversaire du CERN. Kjell Johnsen est décédé en 2007 à l'âge de 86 ans. Pour en savoir plus, lisez cet article du CERN Courier qui lui est consacré (en anglais), ainsi que cet article sur les ISR (également en anglais), également paru dans le CERN Courier.