Lowering and insertion of the ALICE TPC
The refurbished detector, the Time Projection Chamber (TPC), was lowered into the ALICE cavern and installed in the experiment in August. (Image: CERN)

 

La chromodynamique quantique (CDQ) constitue un pilier du Modèle standard de la physique des particules. Elle décrit l'interaction forte, l'une des quatre forces fondamentales dans la nature. Cette force maintient ensemble les quarks et les gluons (collectivement appelés partons) au sein des hadrons (tels que les protons), et les protons et les neutrons au sein des noyaux atomiques. La chromodynamique quantique s’intéresse en particulier à deux effets : la brisure de symétrie chirale et la liberté asymptotique. La brisure de symétrie chirale permet d'expliquer comment les quarks produisent les masses des hadrons, et par là même la vaste majorité de la masse visible dans l'Univers. La liberté asymptotique, quant à elle, est définie par le fait que l'interaction forte entre les quarks et les gluons diminue à mesure qu'augmente l'énergie. La découverte de ces deux effets de CDQ a été récompensée par deux prix Nobel de physique, en 2004 (pour la liberté asymptotique) et 2008 (pour la brisure de symétrie chirale).

Les collisions à hautes énergies entre noyaux de plomb dans le Grand collisionneur de hadrons (LHC) explorent la CDQ dans les conditions les plus extrêmes sur Terre. Elles visent à recréer le plasma quarks-gluons, qui est le fluide le plus chaud et le plus dense jamais étudié au laboratoire. Dans le plasma quarks-gluons, contrairement à ce qui se passe dans la matière ordinaire, les quarks et les gluons ne sont pas confinés à l'intérieur des hadrons. Selon les théories en vigueur, l'Univers se trouvait dans un état de plasma quarks-gluons environ un millionième de seconde après le Big Bang.

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Différentes vues d'une collision plomb–plomb enregistrée par ALICE en 2015. (Image : CERN)

L'expérience ALICE a été conçue pour étudier le plasma quarks-gluons aux énergies atteintes par le LHC. Elle a été en service pendant la première et la deuxième exploitation du LHC, et a effectué un grand nombre de mesures afin de caractériser le plasma quarks-gluons et d'étudier d'autres aspects de l'interaction forte. Dans un rapport récent, dont les principales conclusions sont présentées ci-après, la collaboration ALICE fait le bilan de sa première décennie d'études de CDQ au LHC. Les résultats de ces études comprennent une suite d'observables, qui révèlent l'évolution complexe du liquide quasi-parfait apparaissant aux températures élevées. Les mesures d'ALICE ont aussi démontré que les quarks charmés s’équilibrent extrêmement vite dans ce liquide, et sont capables de reformer les états « charmonium » des particules, dissociés par le plasma quarks-gluons. ALICE a caractérisé en détail l'opacité du plasma quarks-gluons en le sondant à de hautes énergies, et a directement observé l'effet de cône mort lors de collisions proton–proton. D'étonnantes signatures semblables au plasma quarks–gluons ont aussi été observées lors de collisions proton–proton et proton–plomb rares. Enfin, les mesures effectuées par ALICE des interactions entre les hadrons produits ont mis en lumière de nouvelles caractéristiques ouvrant des perspectives intéressantes pour la physique nucléaire et l'astrophysique.

Sonder le plasma quarks–gluons à différentes échelles

Il est possible d'étudier le plasma quarks–gluons à diverses résolutions (ou échelles) spatiales et énergétiques, au moyen de particules produites lors de collisions entre ions lourds. Les quarks et les gluons dotés d'une énergie élevée traversent le plasma à toute vitesse ; ils interagissent avec celui-ci en prenant la forme d'un jet de partons, qui finit par créer des hadrons (on dit qu'il « s'hadronise »). L'interaction avec le plasma quarks–gluons réduit l'énergie du jet et modifie sa structure. Par exemple, un jet d'une énergie de 20 GeV pourra sonder des distances de 0,01 femtomètres (1 femtomètre = 10-15 mètre), soit bien au-dessous de la taille du plasma qui est de l'ordre de 10 femtomètres. L’atténuation de ce jet produit plusieurs effets distincts, relevés à ALICE notamment une perte d'énergie considérable pour les jets et une perte d'énergie moins importante pour les quarks beauté que pour les quarks charmés.

Les quarks charmés de plus faible énergie sondent aussi le plasma quarks–gluons à l'échelle microscopique et décrivent un mouvement brownien : un mouvement aléatoire rendu célèbre par les études que lui a consacrées Albert Einstein. ALICE a trouvé des indices montrant que ces quarks charmés de faible énergie contribuaient à la thermalisation, processus par lequel le plasma atteint l'équilibre thermique.

Les états liés d'un quark lourd et de son équivalent dans l'antimatière (dit « quarkonium »), tels que le J/ψ (charmonium) et le Y(1S) (bottomonium), sont des particules ayant une étendue spatiale et une taille d'environ 0,2 fm. Ces états sondent donc le plasma quarks–gluons à plus grandes échelles que les partons de haute énergie. Le plasma quarks–gluons a un effet sur la force quark–antiquark et atténue la production de quarkoniums. Pour les quarkoniums formés à partir de quarks charmés, ALICE a montré que cette atténuation, qui s'exerce plus fortement sur les états faiblement liés et qui est donc hiérarchisée, est compensée par la liaison quark charmé–antiquark charmé.

Animation du plasma quarks–gluons formé lors de collisions entre des ions lourds. (Vidéo : CERN)

Cet effet de recombinaison a été révélé pour la première fois au LHC, où une centaine de quarks et d'antiquarks charmés sont produits à chaque collision frontale plomb–plomb. Il prouve le déconfinement des quarks, puisqu'il suppose que ces particules se déplacent librement sur des distances bien supérieures à la taille d'un hadron. L'atténuation hiérarchisée peut s'expliquer en présupposant une température initiale du plasma quarks–gluons environ quatre fois plus élevée que la température à laquelle la matière hadronique ordinaire se transforme en plasma quarks–gluons (soit environ deux mille milliards de degrés kelvin). En mesurant des photons émis lors de l'expansion du plasma quarks–gluons, ALICE a obtenu une estimation de sa température. Pour l'ensemble de l'évolution temporelle de la collision, ces mesures donnent une température moyenne d'environ deux fois la température de transition du plasma.

En ce qui concerne l'évolution dans l'espace, à grande échelle, de la collision, ALICE a démontré que le plasma quarks–gluons se formant aux énergies atteintes par le LHC subit l'expansion la plus rapide jamais observée au laboratoire pour un système à N corps. Les vitesses des particules qui s'échappent du plasma dans un flux collectif atteignent presque 70 % de la vitesse de la lumière. Un flux variant selon la direction (dit « anisotrope ») a été observé pour la quasi-totalité des espèces d’hadrons mesurées, y compris les noyaux légers formés de deux ou trois protons et neutrons. De petits écarts apparus dans certaines configurations spécifiques de flux de hadrons de charge électrique opposée sont l’effet des énormes champs magnétiques produits lors de collisions non frontales entre ions lourds.

Les calculs reposant sur l'hydrodynamique, conçus à l'origine pour décrire les liquides à quelques centaines de degrés kelvin et décrivant tous les flux observables, montrent que ce cadre théorique constitue une bonne description de nombreuses interactions à N corps dans le plasma quarks–gluons à des milliers de milliards de degrés kelvin. Pour cette description, il est crucial d’intégrer une petite viscosité du plasma, la plus faible jamais déterminée, ce qui fait du plasma quarks–gluons le liquide le plus parfait qui soit.

La formation des hadrons à des températures élevées

Lorsqu'une collision entre ions lourds évolue, le plasma quarks–gluons se refroidit jusqu'en dessous de la température de transition et s'hadronise. Si la densité d'énergie est suffisamment élevée après l'hadronisation, des interactions inélastiques (formant des hadrons) se produiront. Ces interactions changent la composition « chimique » du milieu en termes d’espèces de particules. Elles cessent quand la température de gel chimique est atteinte : dès lors, la composition des particules ne change plus. Les interactions élastiques (qui ne forment pas d’hadrons) peuvent se poursuivre et cesser quand le moment de gel cinétique est atteint : les impulsions des particules sont alors stables.

Les mesures par ALICE de la production hadronique sur toute la gamme des impulsions ont permis de cartographier cette chimie entre hadrons. Il s’avère que les hadrons de faible impulsion se forment par recombinaison de quarks issus du plasma. Des modèles théoriques, dans lesquels un « gaz » hadronique est à l'équilibre chimique après la phase plasma, décrivent l'abondance relative des types de hadrons selon deux propriétés uniquement : la température de gel chimique, très proche de la température de transition prédite par la chromodynamique quantique, et le potentiel chimique baryonique de zéro dans les limites des incertitudes, qui manifeste la symétrie matière–antimatière dans le plasma quarks–gluons produit au LHC.

En outre, les études menées par ALICE sur la phase de gaz hadronique indiquent que cette phase se prolonge, et que le découplage des particules qui s’arrachent au gaz hadronique en expansion semble être un processus continu.

Quelles sont les limites pour la formation du plasma quarks–gluons ?

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Lorsque le nombre de particules générées par les collisions proton–proton augmente (lignes bleues), on mesure davantage de particules contenant au moins un quark étrange (cadres orange à rouge) (Image : CERN)

Dans le domaine des collisions proton–proton et proton–plomb, l’étude de la façon dont des observables tels que le rendement de la production de particules et les corrélations multi-particules varient en fonction de la multiplicité (soit le nombre total de particules produites) permet d’explorer les seuils requis pour la formation du plasma quarks–gluons. Une série de mesures d'ALICE sur les collisions proton–proton et proton–plomb de haute multiplicité a mis en évidence des caractéristiques similaires à celles observées lors de collisions plomb–plomb, et qui sont associées à la formation du plasma quarks–gluons. Parmi ces effets figurent la production augmentée de particules contenant des quarks étranges, le flux anisotrope déterminé à partir de certaines corrélations de particules et la production réduite de l'état charmonium faiblement lié ψ(2S) lors de collisions proton–plomb. Ces observations ont fait partie des résultats les plus surprenants et inattendus recueillis durant la première décennie d'exploitation du LHC.

Le cadre hydrodynamique et les modèles théoriques d'un système à fortes interactions permettent de décrire nombre des caractéristiques observées, même à faible multiplicité ce qui suggère qu'il n'y a pas de limite spatiale apparente à la formation du plasma quarks–gluons. Néanmoins, certaines de ces caractéristiques peuvent aussi être expliquées par des modèles alternatifs nécessitant pas la présence d'un tel plasma. Ces modèles remettent en question l'idée de la formation d'un plasma quarks–gluons, ce qui est conforté par le fait que, à ce jour, le phénomène d'atténuation des jets n'a pas encore été observé dans le petit système de collisions proton–plomb. Cependant, cette absence pourrait s'expliquer par la faible étendue dans l'espace d'une gouttelette de plasma quarks–gluons, qui réduirait l'atténuation des jets. Ainsi, la quête du plus petit système de collisions menant à la formation du plasma se poursuit encore.

Explorer les interactions à quelques corps

ALICE a mené des études sur les interactions à quelques corps de la CDQ, comme celles se produisant lors de collisions proton–proton ou entre ions lourds, où les noyaux qui entrent en collision ne font que se frôler, parvenant ainsi à toute une série de mesures. Par exemple, des mesures précises montrent que, lors de ces collisions, la formation des hadrons à partir de quarks charmés diffère des attentes fondées sur les mesures effectuées auprès de collisionneurs d'électrons. Elles montrent aussi la première observation directe de l'effet de cône mort : il s'agit d'une atténuation des gluons émis par un quark massif dans un cône étroit autour de la direction de vol.

Les collisions rasantes, dites ultra-périphériques, permettent d'explorer la structure interne des nucléons (protons ou neutrons) au moyen de l'émission d'un photon à partir d'un noyau interagissant avec l'autre noyau. Les études réalisées à ALICE sur ces collisions indiquent clairement que la structure interne des nucléons liés à l'intérieur d'un noyau diffère de celle des protons libres.

Les nombreux échantillons de données sur des collisions proton–proton et proton–plomb enregistrées par ALICE ont rendu possibles des études sur l'interaction forte entre protons et hypérons (des particules instables qui contiennent des quarks étranges et se trouveraient au cœur des étoiles à neutrons). ALICE a montré que les interactions entre un proton et un hypéron Lambda, Xi ou Oméga sont attractives. Ces interactions pourraient être à l’œuvre en stabilisant les étoiles à neutrons de forte masse observées. De plus, les mesures d'ALICE sur la durée de vie et l'énergie de liaison d'un hypertriton (noyau instable composé d'un proton, d'un neutron et d'un Lambda) sont les plus précises à ce jour ; elles ont aussi mis en lumière l'interaction forte qui lie les hypernoyaux entre eux.

Le présent et le futur d'ALICE

L'expérience ALICE a connu une amélioration majeure et enregistre depuis juillet 2022 des collisions proton–proton de la troisième période d'exploitation. La prochaine collecte de données grandeur nature sur les collisions plomb–plomb est prévue pour 2023 ; un essai pilote a été proposé pour la fin de l'année 2022. Le détecteur amélioré reconstituera les trajectoires des particules bien plus précisément et enregistrera des collisions plomb–plomb à une cadence taux plus élevée. Grâce aux ensembles de données bien plus conséquents que produiront les troisième et quatrième périodes d'exploitation, des signaux rares, susceptibles de révéler le plasma quarks–gluons, tels que les quarks lourds et les jets, deviendront des outils de haute précision. ALICE continuera également à utiliser les petits systèmes de collision pour déterminer notamment quelle est la plus petite gouttelette de plasma quarks–gluons susceptible de se former et explorer la structure interne d'un proton.

Sans parler d'autres améliorations très innovantes, à des échelles plus petites, prévues durant le prochain long arrêt du LHC, la collaboration ALICE a élaboré une proposition pour la mise au point d’un tout nouveau détecteur qui entrerait en fonctionnement dans les années 2030. Le nouveau détecteur ouvrira la voie à d'innombrables sujets d'étude inédits, notamment les corrélations entre particules charmées, la restauration de la symétrie chirale dans le plasma quarks–gluons et l'évolution en fonction du temps de la température du plasma.