At Gargamelle with Paul Musset
At Gargamelle with Paul Musset (Image: CERN)

Au début des années 1970, l'idée d'un boson scalaire massif qui serait la clé de voûte d'un modèle théorique unifié des interactions faible et électromagnétique n'était pas encore bien installée dans les esprits ; notre discipline était encore en train d'apprivoiser ce que nous appelons maintenant le Modèle standard de la physique des particules. À mesure que les différentes avancées de la décennie venaient consolider ce cadre théorique, le champ de Brout-Englert-Higgs (BEH) et le boson associé sont apparus comme le modèle théorique le plus prometteur pour expliquer l'origine de la masse.

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Paul Musset (au centre), alors représentant de la collaboration Gargamelle, dans la salle de contrôle de la chambre à bulles éponyme en 1974. Gargamelle a fourni les premiers indices directs de l'existence de courants neutres en 1973. (Image: CERN)

Au cours des années 1960, il y avait eu étonnamment peu de citations des articles de Sheldon Glashow, Abdus Salam et Steven Weinberg sur la théorie unifiée des interactions faible et électromagnétique. Tout allait toutefois changer en 1971 et 1972, lorsque, à Utrecht, Gerard ’t Hooft et Martinus Veltman (ancien membre du personnel du CERN) prouvèrent que les théories de jauge recourant au mécanisme de Brout-Englert-Higgs pour générer des masses pour les bosons de jauge étaient renormalisables, et donc cohérentes du point de vue mathématique, et susceptibles d'être utilisées pour réaliser des calculs fiables et précis sur les interactions faibles. Cette avancée reçut beaucoup de publicité dans le cadre d'une intervention de Benjamin Lee, du Fermilab, pendant la conférence ICHEP tenue là-bas en 1972, au cours de laquelle il évoqua longuement le « champ de Higgs ».

Encouragée, en particulier, par des théoriciens du CERN, Jacques Prentki et Bruno Zumino, la collaboration Gargamelle donna la priorité à la recherche des interactions faibles par courant neutre dans le faisceau de neutrinos au CERN. Le représentant de la collaboration, Paul Musset, présenta en leur nom les premiers indices directs de ce phénomène lors d'un séminaire au CERN le 19 juillet 1973. Les premiers éléments issus des expériences venant à l'appui de l'unification des interactions électromagnétique et faible suscitèrent un grand intérêt et beaucoup d'attention, mais furent accepté par tous en quelques mois. La découverte du courant neutre avait convaincu les physiciens que le Modèle standard, en train de se constituer, était juste. Ainsi que le définit Luciano Maiani, ancien directeur général du CERN, cité dans un article de la revue CERN Courier de 2013 :

« Au début de la décennie, on ne croyait pas en général à une théorie standard, alors même que la théorie était déjà complètement constituée. Les signaux de courant neutre ont tout changé. La physique des particules allait devoir tester la théorie standard. »
Luciano Maiani
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Mary K. Gaillard (au centre), avec sa petite-fille Cleo (à gauche) et John Ellis (à droite), en 2019, à l'occasion du 80ème anniversaire de la physicienne.(Image: Berkeley Science Review)

L'avancée suivante eut lieu en 1974, lorsque deux groupes expérimentateurs, travaillant aux États-Unis, sous la conduite de Sam Ting à Brookhaven et Burt Richter au SLAC, découvrirent une étroite résonance vectorielle, le J/psi, présentant des désintégrations importantes en paires lepton-antilepton. De nombreuses interprétations théoriques furent proposées, et je me souviens des discussions par téléphone lors de séminaires nocturnes survoltés avec Fred Gilman au SLAC (40 ans avant Zoom...). L'interprétation finalement retenue fut que le J/psi était un état lié de quark charme et de son antiquark. L'existence de ce quatrième quark avait été proposée par James Bjorken et Sheldon Glashow en 1964, et son rôle dans l'atténuation des interactions faibles neutres avec changement de saveur avait été proposé par Glashow, John Iliopoulos et Maiani en 1970. En 1974, Mary K. Gaillard (visiteuse scientifique au CERN pendant de nombreuses années), Jon Rosner et Lee écrivirent un article remarqué sur la phénoménologie du charme, et les expériences vinrent graduellement conforter les prédictions de ce travail, la confirmation finale étant établie en 1976.

C'est alors que l'attention de la majeure partie des communautés de la théorie et des expériences se porta sur la recherche des bosons vecteurs massifs, le W et le Z, qui seraient responsables des interactions faibles. C'est là ce qui motiva la construction de collisionneurs de hadrons de hautes énergies et conduisit à la découverte des bosons W et Z au CERN.

Cependant, il nous semblait, à Mary K. Gaillard, Dimitri Nanopoulos et à moi-même, au CERN, que la question essentielle n'était pas l'existence des bosons vecteurs faibles massifs, mais plutôt celle du boson scalaire (boson de Higgs) qui permettait au Modèle standard de trouver sa cohérence du point de vue de la physique et de devenir calculable du point de vue mathématique. À l'époque, le nombre d'articles consacrés à la phénoménologie du boson de Higgs pouvait se compter sur les doigts de la main, si bien que nous entreprîmes de décrire de façon détaillée le profil phénoménologique de la particule, en envisageant une large gamme de masses possibles. Parmi les mécanismes de production imaginés alors figurait la production possible du boson de Higgs en association avec le boson Z, hypothèse qui a suscité beaucoup d'intérêt à l'époque du LEP 2. Parmi les modes de désintégration du Higgs que nous avions établi par calcul, il y avait la désintégration en deux photons. Ce canal précis est particulièrement intéressant parce qu'il résulte d'effets quantiques (diagrammes à boucles) dans le Modèle standard.

Malgré notre conviction que quelque chose comme le boson de Higgs devait bien exister, notre article se concluait par cette déclaration quelque peu facétieuse :

« Nous tenons à nous excuser auprès des expérimentateurs de n'avoir aucune idée de la masse du boson de Higgs... et de ne pas être bien sûrs qu'il y ait des couplages avec d'autres particules, hormis le fait que, s'il y en a, ils sont certainement très faibles. C'est pourquoi nous ne voudrions pas encourager de grandes recherches expérimentales du boson de Higgs, mais pensons néanmoins que les équipes qui travaillent actuellement sur des expériences susceptibles de révéler le boson de Higgs doivent savoir sous quelle forme celui-ci va se manifester. » – John Ellis, Mary K. Gaillard and Dimitri Nanopoulos

Cette prudence de notre part était en partie due au fait que les physiciens expérimentés de l'époque (Dimitri et moi avions moins de 30 ans) regardaient d'un mauvais œil toute notion de brisure de la symétrie électrofaible et de boson de Higgs. Cependant, le temps passant, les bosons W et Z massifs furent découverts, l'existence ou l'inexistence du boson de Higgs devint un point central pour les expérimentateurs et aucune autre suggestion théorique plausible n'était apparue. Les physiciens expérimentateurs, d'abord au LEP, puis au Tevatron et au LHC, se sont alors concentrés de plus en plus sur la quête du boson de Higgs, dernière pièce manquante du Modèle standard, quête qui devait aboutir à la découverte de cette particule le 4 juillet 2012.