Il y a tout juste 50 ans naissait l’Agence spatiale européenne (ESA), avec pour mission de fédérer les ambitions spatiales du continent. Sondes spatiales et accélérateurs de particules ont en commun d’évoluer dans des environnements exigeants : forts rayonnements, températures extrêmes, ultravide. Tous deux doivent aussi traiter rapidement et de manière autonome d’énormes volumes de données. En 2014, l’ESA et le CERN ont signé un accord de coopération bilatérale afin de tirer parti de l’expertise et des infrastructures des deux organisations. Objectif : repousser les frontières de la connaissance et faire en sorte que l’Europe reste un moteur de progrès, d’innovation et de croissance. Dans un article publié en début d’année dans le CERN Courier, Véronique Ferlet-Cavrois (ESA) et Markus Brugger et Enrico Chesta (CERN) reviennent sur sept axes de collaboration entre les deux organisations au service de la recherche fondamentale et de l’innovation dans les technologies spatiales.
1. Cartographier l'Univers
Lancé en 2023 et opérationnel depuis 2024, le télescope spatial Euclid s’attaque à l’Univers sombre en cartographiant la structure à grande échelle de milliards de galaxies, situées jusqu’à 10 milliards d’années-lumière, couvrant ainsi plus d’un tiers du ciel. Expérience reconnue par le CERN depuis 2015, Euclid bénéficie du soutien de nombreux cosmologistes de l’Organisation qui ont mis à l’épreuve des théories de la physique au-delà du Modèle standard. Le CERN contribue également au développement du « segment scientifique au sol » (Science Ground Segment – SGS) de l’Euclid, l’infrastructure qui transforme les données brutes issues du télescope en résultats scientifiques exploitables, tels que des catalogues de galaxies ou des cartes de matière noire. Le SGS s’appuie sur le système de partage de fichiers par machine virtuelle du CERN, CernVM-FS, pour assurer un déploiement fluide des logiciels entre les neuf centres de données du projet, ainsi que sur les postes de travail des développeurs.
2. Approcher les planètes de plus près
L’exploration planétaire peut sembler éloignée de la physique fondamentale, mais les exigences techniques des deux domaines mobilisent des expertises similaires. La mission JUICE (Jupiter Icy Moons Explorer) en est un bon exemple : la sonde devrait atteindre Jupiter en juillet 2031, pour étudier en détail la planète géante et trois de ses lunes riches en océans. Le champ magnétique de Jupiter est un million de fois plus vaste que la magnétosphère terrestre, et retient donc d’importants flux d’électrons et de protons de haute énergie. Avant JUICE, les effets directs et indirects des électrons énergétiques sur les composants électroniques modernes n’avaient encore jamais été étudiés. Deux campagnes de tests ont été menées dans l’installation VESPER, qui fait partie du projet CLEAR (CERN Linear Electron Accelerator for Research). Des composants y ont été soumis à des faisceaux d’énergie ajustables, allant de 60 à 200 MeV, avec des flux moyens avoisinant 108 électrons par centimètre carré et par seconde, une configuration simulant fidèlement les niveaux de radiation estimés dans le système jovien.
3. Observer la Terre depuis l’espace
L’observation de la Terre depuis l’orbite est au cœur de nombreuses applications, allant de la surveillance de l’environnement à la prévision terminologique. Le CERN et l'ESA collaborent à la fois pour développer les technologies de pointe nécessaires et pour s'assurer qu'elles peuvent fonctionner dans l'environnement radiatif hostile de l'espace. En 2017 et 2018, des équipes de l’ESA, accompagnées de plusieurs entreprises partenaires se sont rendues dans la zone Nord du CERN pour tester les performances des détecteurs de rayonnements, des circuits logiques programmables (FPGA) et des puces électroniques dans des faisceaux d'ions d’ultra-haute énergie au Supersynchrotron à protons.
Plus récemment, le CERN a rejoint Edge SpAIce, projet européen qui vise à surveiller les écosystèmes et à suivre la pollution plastique dans les océans. Ce projet s’appuie sur la technologie d’intelligence artificielle hls4ml (high-level synthesis for machine learning) du CERN pour exécuter des modèles sur une puce FPGA embarquée à bord du satellite Balkan-1, lancé en janvier 2025.
4. Mesurer les rayonnements ionisants à bord de l’ISS
Dans l’espace, rien n’est plus important que la sécurité et le bien-être des astronautes. C’est dans cette optique qu’en août 2021, l’astronaute de l’ESA Thomas Pesquet a activé l’expérience LUMINA, dans le cadre de la mission ALPHA, à bord de la Station spatiale internationale (ISS). L’expérience repose sur deux fibres optiques de plusieurs kilomètres de long, utilisées comme dosimètres actifs pour mesurer les rayonnements ionisants à bord de la station. Le CERN, qui, fort de son expertise de longue date dans les technologies à base de fibres optiques, a contribué à l'optimisation de l'architecture des dosimètres et a réalisé les tests d’étalonnage. L’instrument est conçu pour fonctionner à bord de l’ISS pendant une durée pouvant aller jusqu’à cinq ans.
5. Renforcer la résistance aux radiations
Garantir le bon fonctionnement des infrastructures des accélérateurs du CERN dans des environnements radiatifs de plus en plus exigeants est un défi majeur, un défi que l’on retrouve aussi dans le secteur spatial. Le processus d’assurance de radiorésistance (radiation-hardness assurance, ou RHA) vise à réduire les risques de défaillances induites par les rayonnements dans l’espace en combinant simulations d’environnement, sélection des composants, tests, conception électronique tolérante aux rayonnements, analyses en conditions extrêmes et définition de blindage. Depuis sa création en 2008, le projet R2E (Radiation to Electronics) du CERN fédère les efforts de nombreux groupes techniques (équipements et services) autour de la modélisation, des tests et de l’atténuation des effets des radiations sur l’électronique. Dix ans plus tard, des campagnes de tests menées conjointement avec l'ESA ont démontré la valeur ajoutée des installations et de l'expertise du CERN en matière de RHA pour les vols spatiaux. Ces résultats ont conduit en 2019 à la signature d'un protocole conjoint sur les environnements exposés aux rayonnements, ainsi que sur les technologies et les installations adaptées.
Afin de pouvoir tester des composants électroniques fortement intégrés, l'ESA a soutenu des études visant à développer des capacités de test d’ions lourds de haute énergie pour la microélectronique (projet CHIMERA). Ces études ont conduit au projet HEARTS (High-Energy Accelerators for Radiation Testing and Shielding), financé par la Commission européenne. La phase pilote du projet, menée en 2024, a permis à une dizaine d'entreprises aérospatiales d'effectuer des recherches cruciales sur des composants électroniques à l'aide des faisceaux d'ions du Synchrotron à protons (PS) du CERN pour la première fois.
6. Tester nos technologies en orbite
Pesant à peine 1 kg pour 10 cm de côté, le satellite CELESTA a été conçu pour étudier les effets des rayonnements cosmiques sur l’électronique. Lancé en juillet 2022, ce démonstrateur technologique est le fruit d’un partenariat avec l’Université de Montpellier et l’ESA, et est le tout premier du CERN à être mis en orbite. Il a permis, pour la première fois, de tester un satellite complet dans l’installation CHARM (CERN High energy AcceleRator Mixed field). Grâce à CELESTA, il a également été possible de tester et d’approuver la viabilité de Space RadMon, version miniaturisée du dispositif de surveillance des rayonnements ayant fait ses preuves auprès du LHC, en conditions réelles dans l’espace. Adopté depuis par d’autres missions de l’ESA, comme Trisat et GENA-OT, Space RadMon pourrait, à terme, devenir un outil abordable de maintenance prévisionnelle, contribuant à limiter les débris spatiaux et à améliorer la durabilité des missions.
7. Stimuler l'économie spatiale
La technologie spatiale est un secteur en pleine expansion qui offre de nombreuses possibilités de coopération entre les institutions publiques et les entreprises privées. Qu’elles soient issues de l’exploration spatiale ou de la physique des particules, les technologies innovantes portées par des start-up et des entreprises technologiques bénéficient du soutien de l’ESA et du CERN pour mettre sur le marché des technologies ayant des retombées positives sur la société et l'économie. L’utilisation de la technologie Timepix du CERN lors de missions spatiales en est un brillant exemple. La société privée Advacam, en partenariat avec l’Université technique de Prague, a développé, pour fournir à la mission Proba-V de l’ESA, un système embarqué de surveillance des rayonnements, basé sur la technologie Timepix, appelé SATRAM, qui permet de cartographier la couverture terrestre et la croissance de la végétation sur l'ensemble de la planète tous les deux jours.
Autre exemple parlant : SigmaLabs, start-up polonaise fondée par des alumnis du CERN et spécialisée dans les détecteurs de rayonnement et la R&D en matière de maintenance prévisionnelle pour les applications spatiales. Sélectionnée récemment par l’ESA et l’Agence spatiale polonaise, l’entreprise fournira l’une des expériences embarquées sur Axiom Mission 4, vol spatial privé à destination de l’ISS prévu pour juin 2025, avec à son bord l’astronaute polonais et ingénieur du CERN Sławosz Uznański. L'expérience permettra d'évaluer l’évolutivité et la polyvalence de la technologie du Space RadMon.
Tiré d’un article (en anglais) paru dans le CERN Courier, rédigé par Véronique Ferlet-Cavrois (ESA) et Markus Brugger et Enrico Chesta (CERN).