En tant que non-spécialiste je dirais maintenant : « ça y est, on l’a ! »

On l’avait enfin, le boson de Higgs, l’entité quasi-mythique qui a mis la physique des particules sous le feu des projecteurs dans le monde entier. Et celui qui parle, le « non-spécialiste », c’est tout simplement Rolf Heuer, directeur général du CERN à l’époque. Tout cela se passait dans l’amphithéâtre principal du Laboratoire, le 4 juillet 2012, quelques instants après l’annonce, par les collaborations CMS et ATLAS auprès du Grand collisionneur de hadrons, de la découverte d’une nouvelle particule élémentaire, dont nous savons aujourd’hui qu’il s’agissait d’un boson de Higgs. Les applaudissements qui retentirent à Genève se firent entendre jusqu’à Melbourne, en Australie, où les participants à la conférence internationale de la physique des hautes énergies assistaient à la scène par visioconférence.

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4 juillet 2012 : L’annonce de CMS et ATLAS, devant un amphithéâtre comble (Image : Maximilien Brice/CERN)

Qu’a-t-elle donc de spécial, cette particule ?

« Tout simplement, que c’est la seule et unique particule élémentaire scalaire observée à ce jour », répond avec un grand sourire Rebeca Gonzalez Suarez, qui, en tant que doctorante, a participé aux recherches de CMS sur le boson de Higgs. « Tout simplement », façon de parler...

ATLAS Event Display: Higgs boson decaying to a b-quark pair
(Image: CERN)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Élégance et symétries

À l’échelle subatomique, l’univers est une chorégraphie complexe de particules élémentaires interagissant les unes avec les autres via des forces fondamentales, pour laquelle on utilise souvent, dans le monde de la physique, le terme d’« élégance ».

« Dans les années 1960, les physiciens théoriciens travaillaient à une formulation élégante des lois fondamentales de la nature au moyen de la théorie quantique des champs », explique Pier Monni, du département Théorie du CERN. Dans cette théorie, les deux grandes catégories de particules, à savoir les particules de matière, ou fermions (électrons, quarks, etc.) et les particules porteuses de forces, ou bosons, (par exemple les photons, ou les gluons) sont des manifestations de champs quantiques fondamentaux sous-jacents. Aujourd’hui nous appelons cette description élégante le Modèle standard de la physique des particules.

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Le Modèle standard de la physique des particules, représenté dans une seule équation (Image : CERN)

Le Modèle standard est fondé sur la notion de symétries dans la nature, c’est-à-dire de l’idée que les propriétés physiques restent inchangées lorsque l’objet décrit subit certaines transformations, par exemple une rotation dans l’espace. S’appuyant sur cette notion, les scientifiques ont pu proposer un ensemble unifié d’équations rendant compte à la fois de l’électromagnétisme (électricité, magnétisme, lumière) que de la force nucléaire faible (radioactivité). La force ainsi unifiée est appelée force électrofaible.

Mais ces symétries souffraient d’un défaut criant : « Les symétries expliquaient la force électrofaible, mais, pour qu’elles restent valides, il fallait que les particules porteuses de force n’aient pas de masse », explique Fabio Cerutti, qui a co-dirigé à deux reprises des groupes travaillant sur le Higgs à ATLAS. « Nous savions que le photon, qui est la particule porteuse de la force électromagnétique, était dépourvu de masse ; les bosons W et Z, porteurs de la force faible, ne pouvaient pas être sans masse. » Même si les W et les Z n’avaient pas été observés directement à l’époque, on savait que, si leur masse était nulle, cela impliquait un taux de désintégration bêta infini, ce qui était impossible physiquement, et cela signifiait que d’autres processus, à de hautes énergies, avaient une probabilité supérieure à un.

En 1964, deux articles, l’un signé de Robert Brout et François Englert, et l’autre de Peter Higgs, proposaient une solution : un nouveau mécanisme brisant la symétrie électrofaible. Le mécanisme Brout-Englert-Higgs supposait un nouveau champ quantique, que nous appelons aujourd’hui champs de Higgs, et dont la manifestation quantique est le boson dit de Higgs. Seules les particules qui interagissent avec le champ de Higgs acquièrent une masse. « C’est ce mécanisme-là qui crée toute la complexité du Modèle standard », ajoute Fabio Cerutti.

Conçu à l’origine pour expliquer les masses des bosons W et Z exclusivement, le mécanisme Brout-Englert-Higgs put bientôt être utilisé également pour expliquer la masse de toutes les particules élémentaires massives. « Pour rendre compte de la masse des bosons W et Z, il n’est pas nécessaire que le mécanisme de Higgs donne une masse à d’autres particules, par exemple aux électrons ou aux quarks, souligne Kerstin Tackmann, co-coordinatrice du groupe Higgs d’ATLAS. Mais c’est quand même bien pratique... »

Le problème mathématique avait ainsi été résolu il y a plusieurs décennies, mais il restait à savoir si l’équation décrivait bien la réalité physique.

Artistic view of the Higgs Field
Artistic view of the Brout-Englert-Higgs Field (Image: CERN)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Y a-t-il quelque chose dans le vide ?

Le champ de Higgs est particulier pour deux raisons.

Imaginons une région de l’espace parfaitement vide, entièrement dépourvue de matière. D’après la théorie quantique des champs, cette région hypothétique n’est pas vraiment vide : des paires particule-antiparticule, associées aux différents champs quantiques, surgissent brièvement avant de s’annihiler, en se transformant en énergie. Toutefois, l’« espérance quantique» de ces champs est de zéro ; autrement dit, en moyenne, on peut s’attendre à ce qu’il n’y ait aucune particule dans ce vide parfait. En revanche, l’espérance quantique du champs de Higgs dans le vide est élevée. « Cette espérance quantique non nulle signifie que le champ de Higgs est partout », explique K. Tackmann. C’est grâce à son omniprésence que le champ de Higgs a un effet sur toutes les particules élémentaires massives connues.

Quand l’Univers venait tout juste de commencer, et qu’il était encore extrêmement chaud, la densité d’énergie était plus élevée que l’énergie associée à l’espérance quantique dans le vide du champ de Higgs. Dans ces conditions, les symétries du Modèle standard restaient possibles, si bien que des particules telles que les W et les Z pouvaient être dépourvues de masse. Au moment où l’Univers commençait à refroidir, la densité d’énergie a diminué, jusqu’au moment (quelques fractions de seconde après le Big Bang) où elle est devenue inférieure à celle du champ de Higgs. Ce phénomène a brisé les symétries et certaines particules ont acquis une masse.

L’autre propriété du champ de Higgs est ce qui le rend impossible à observer directement. Il y a en effet plusieurs sortes de champs quantiques, qu’ils soient observés ou hypothétiques. Les champs vecteurs sont comme le vent : ils ont une intensité et une direction. Par conséquent, les bosons vecteurs ont un moment cinétique intrinsèque, le « spin ». Les champs scalaires s’apparentent plutôt à une température : ils ont une intensité, mais pas de direction, et pas de spin. Avant 2012, n’avaient été observés au niveau quantique que des champs vecteurs , par exemple le champ électromagnétique.

« Un champ peut être observé directement, par l’observation d’une particule qui interagit avec lui ; c’est le cas par exemple des électrons, dont la trajectoire est incurvée par la présence d’un champ magnétique, explique F. Monni. Il peut aussi être observé indirectement, par la production de la particule quantique qui lui est associée, en l’occurrence le photon. » L’ennui, c’est que le champ de Higgs, dont la valeur est constamment non nulle, ne peut pas être créé ou supprimé à volonté comme le champ électromagnétique. Pour prouver son existence, la seule possibilité est de créer, et d’observer, le boson de Higgs.

CMS Higgs Search in 2011 and 2012 data: candidate ZZ event (8 TeV) with two electrons and two muons
r-z view (vertical plane containing the beam) with labels (Image: CERN)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La bosse de la physique

Pour produire un boson de Higgs, il fallait des collisions de particules à des énergies suffisamment élevées, mais les scientifiques ne savaient pas quelle était la gamme d’énergie à viser.

Ils avaient cherché des signes de l’existence du boson de Higgs dans les collisions effectuées au Grand collisionneur électrons (LEP), prédécesseur immédiat du LHC, ainsi qu’au Tevatron du Fermilab, aux États-Unis. Le LHC avait la capacité d’explorer toute la gamme d’énergies où pouvait se trouver le boson de Higgs d’après la théorie, et on attendait d’ATLAS et de CMS, les deux détecteurs polyvalents auprès du LHC, une réponse définitive à la question de l’existence du Higgs. Pour certains, comme Pier Monni, l’appel du LHC s’est avéré irrésistible, ce qui l’a amené à abandonner une carrière dans l’ingénierie aéronautique pour se consacrer à la physique théorique.

Des collègues et amis de Rebeca Gonzalez Suarez se trouvaient dans les salles de contrôle de CMS et d’ATLAS lorsque le LHC a commencé son exploration des hautes énergies le 30 mars 2010. Elle-même se trouvait dans son bureau, sur le site principal du CERN à Meyrin. « J’étais en train d’écrire ma thèse sur un écran, mais je regardais la retransmission des collisions sur un autre. Je voulais savoir si le code que j’avais écrit pour identifier les particules produites dans les collisions fonctionnait ! »

Quand deux protons entrent en collision au LHC, ce sont les quarks qui les constituent qui interagissent les uns avec les autres. Ces interactions à des énergies élevées peuvent, par des effets quantiques bien théorisés, produire un boson de Higgs, lequel va immédiatement se transformer (« se désintégrer ») en des particules plus légères, susceptibles d’être observées par ATLAS et CMS. Les scientifiques devaient par conséquent accumuler suffisamment d’indices suggérant que les particules repérées pouvaient provenir d’un processus de Higgs et que la désintégration observée en était le résultat.

ATLAS (and CMS) observed the Higgs boson in transformations to two photons by collecting and analysing lots of data over time. (Image: ATLAS/CERN)

« Lorsque le programme LHC a commencé, le sentiment général était que le boson de Higgs ne pouvait être trouvé qu’après plusieurs années de collecte de données », raconte Vivek Sharma, qui a co-dirigé la recherche du Higgs à CMS au début de l’exploitation du LHC. Vivek Sharma et ses collègues ont présenté à CMS en septembre 2010 un dispositif permettant d’arriver au résultat avec moitié moins de données. Il fallait pour cela une compréhension fine du détecteur, de ses capacités et de ses limites, mais aussi une équipe comprenant des experts de différents domaines. « Au moment où ATLAS et CMS ont présenté une conférence commune au Comité des directives scientifiques en mars 2011, l’idée que le boson de Higgs pouvait être trouvé avec des ensembles de données plus réduits commençait à faire son chemin », ajoute Vivek Sharma.

En décembre 2011, lors d’un séminaire de fin d’année tenu par ATLAS et CMS, les serveurs web du CERN ont été submergés par les milliers d’internautes avides d’entendre les dernières nouvelles des deux collaborations. Les premiers indices du boson de Higgs étaient là : les deux détecteurs avaient observé dans leurs courbes de données des bosses qui semblaient être autre chose que du bruit ou des fluctuations statistiques. Cependant, ces résultats n’avaient pas atteints le niveau de certitude statistique qui permettaient de revendiquer une découverte. Il faudrait attendre encore près de sept mois avant que Joe Incandela, de CMS, et Fabiola Gianotti, d’ATLAS, puissent faire cette annonce, en juillet 2012. Les collaborations avaient réussi au-delà des espérances et découvert le boson de Higgs sur la base de deux années de données du LHC à peine.

Dans l’amphithéâtre du CERN, Peter Higgs essuyait des larmes de joie, et François Englert rendait hommage à son collègue et collaborateur, Robert Brout, qui n’était plus là pour voir confirmer expérimentalement le mécanisme qui porte son nom.

Rebeca Gonzalez Suarez a vécu l’événement avec des émotions mitigées. Sa recherche post-doctorale l’avait écartée de la recherche du Higgs avant la découverte, puis elle était passé de CMS à ATLAS. « La découverte du boson de Higgs était un événement historique, mais nous n’en sommes qu’au début ; il reste beaucoup à faire pour comprendre cette nouvelle particule ».


Depuis sa découverte s’appuyant sur les données du LHC, qu’avons-nous appris sur le boson de Higgs ? Vous en saurez plus dans la deuxième partie de notre saga du Higgs (à suivre).