En ce début d'année 2010, la communauté de physique des particules bruisse d'espoirs et d’excitation. Dans quelques semaines, les expériences du Grand collisionneur de hadrons (LHC) vont s’aventurer dans de nouveaux territoires d’énergie. Les physiciennes et les physiciens espèrent y trouver des particules exotiques qui leur ouvriraient la voie vers une théorie plus aboutie de l’infiniment petit, une physique au-delà du Modèle standard.

Le Modèle standard des particules et des forces a émergé dans la deuxième moitié du XXe siècle pour expliquer la découverte d’une foule de nouvelles particules et décrire leur comportement et les forces qui les relient dans le cadre d’une seule théorie.  Ce modèle a rencontré un succès considérable, rendant fidèlement compte des phénomènes observés. Mais il laisse des questions sans réponses, comme la nature de la matière noire ou l’absence d’antimatière dans l’Univers.

Aussi, à la veille du démarrage de la grande machine, les théories au-delà du Modèle standard suscitent-elles engouement et débats. L’acronyme BSM (« Beyond the Standard Model ») bourgeonne dans les présentations. Claude Duhr vient de soutenir sa thèse à l’Université catholique de Louvain (Belgique) et il s’interroge sur la voie à prendre. « J’avais le choix entre m’orienter vers des calculs de précision du Modèle standard ou étudier la physique au-delà du modèle standard. De nombreux collègues ne voyaient pas d’avenir aux calculs de précision et me conseillaient de poursuivre des recherches dans les théories BSM », raconte-t-il, dix ans plus tard. Mais Claude Duhr a de l’intuition.

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Le Modèle standard des particules et des forces décrit trois des quatre forces de la Nature qui agissent sur douze particules de matière via l'échange de particules messagères. (Image : Daniel Dominguez/CERN)

Deux ans plus tard, ATLAS et de CMS découvrent le boson de Higgs, confirmant la validité du mécanisme de Brout-Englert-Higgs. Une fabuleuse découverte et l’on guette les suivantes. Mais le Higgs est le baobab qui cache une prairie peuplée de fleurs bien connues. Nulle plante exotique dans ces plaines des hautes énergies. Aucune particule inconnue qui signerait sa présence en faisant surgir une bosse sur les graphiques des physiciens. Mois après mois, le Modèle standard s’avère plus solide que jamais.

En route vers la précision

Nos explorateurs ne se découragent pas pour autant. Puisqu’aucune particule inconnue ne se manifeste, ils vont étudier précisément, de plus en plus précisément, les phénomènes à ces hautes énergies. Ils scrutent chaque brin d’herbe et chaque fleur de cette belle prairie, pour y distinguer une curiosité, une anomalie qui leur indiquerait une piste.

« Au départ, les scientifiques cherchaient des phénomènes spectaculaires qui ont, pour la plupart, été exclus. L’approche maintenant est de mener des mesures de précision », explique Paolo Azzurri, co-responsable du groupe Modèle standard de l’expérience CMS.

Au fil des années, le LHC s’oriente ainsi vers des études de plus en plus précises, une gageure pour un collisionneur de hadrons (l’on verra plus loin pourquoi). C’est la voie que Claude Duhr, aujourd’hui théoricien au CERN, a finalement empruntée. « De plus en plus de travaux de théoriciens se sont focalisés vers des calculs de précision pour tester le Modèle standard le mieux possible », explique-t-il. Dans l’article que le CERN Courier a consacré en mars 2020 aux dix ans de la physique du LHC, Michelangelo Mangano, théoricien au CERN, soulignait que « 1 600 des 2 700 articles sur le LHC dans des publications à comité de lecture rendent compte de mesures des particules du Modèle standard. »

Le Modèle standard des particules et des forces décrit trois des quatre forces de la Nature qui agissent par l’intermédiaire de particules messagères, appelées bosons. La force forte, qui unit les quarks dans les protons et neutrons, est portée par les gluons. La force électromagnétique est véhiculée par les photons. La force faible, responsable des désintégrations radioactives,  est transmise par les bosons W+, W- et Z. Il existe par ailleurs douze particules de matière, regroupées en deux familles, les quarks, comme ceux formant les protons et les neutrons, sensibles à l’interaction forte et faible, et les leptons, comme les électrons, sur lesquels agissent les interactions électromagnétique et faible. Chacune des deux familles compte six particules (voir tableau ci-dessus).

En réalité, le Modèle standard a été bâti à partir de deux théories : la théorie électrofaible, qui décrit la force électromagnétique et la force faible, et la chromodynamique quantique qui formalise la force forte. Voilà pour la base.

Fixer les paramètres libres

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Un événement candidat pour un boson W se désintégrant en un muon et un neutrino enregistré par l'expérience ATLAS en 2011. De tels événements ont été utilisés pour réaliser la mesure de la masse du boson W. (Image : ATLAS/CERN)

La puissance du Modèle standard est d’être prédictif : il prévoit toutes les interactions entre les particules possibles avec une probabilité précise (ce que les physiciens dénomment « section efficace »). En revanche, il ne prédit pas les masses des particules élémentaires : ce sont des paramètres mesurés par les expériences. Ces masses sont d’ailleurs très disparates : par exemple, le plus massif des quarks, le quark top est presque 90 000 fois plus massif que le quark up, le plus léger d’entre eux.

Il existe en tout 19 paramètres libres (outre les paramètres liés aux neutrinos) : les mesurer précisément est crucial pour réaliser les calculs des interactions et tester le Modèle standard. Certains paramètres sont en effet liés entre eux. Et comme les mesures comportent toujours une part d’incertitude, « si la mesure de la masse du boson W varie tandis que la mesure de la masse du quark top reste inchangée, alors la masse prédite pour le Higgs devrait aussi varier, explique Andrew Pilkington, physicien de l’expérience ATLAS. En mesurant tous ces paramètres indépendemment, on teste les connexions prédites par le Modèle standard et on impose des contraintes sur les théories au-delà du Modèle standard. »

L’une des réussites du LHC est d’avoir amélioré la mesure de ces paramètres libres, à commencer, bien entendu, par la détermination de la masse du boson de Higgs. ATLAS a également amélioré la précision de la masse du boson W. « C’était un véritable exploit que personne n’imaginait », se félicite Jonathan Butterworth, physicien de l’expérience ATLAS et qui était co-responsable du groupe Modèle standard en 2010.

Parvenir à des mesures précises avec un collisionneur de hadrons est loin d’être évident. Le LHC percute des particules composites que sont les protons, formés de trois quarks qui interagissent via les gluons. L’énergie de départ n’est pas connue - on ne sait pas quels composants du proton sont entrés en collision – et le bruit de fond (toutes les interactions et interprétations parasites par rapport au résultat recherché) est très important. Mais fort de dix ans de simulations de leur futur détecteur et bénéficiant du travail phénoménal de centaines de physiciens pour comprendre et reconstruire les événements (les collisions et les particules qui en sont issues, dans le jargon des physiciens), les expériences LHC sont parvenues à délivrer des résultats précis en l’espace de deux ans seulement.

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Un événement enregistré en 2016 par l'expérience CMS et au cours duquel un quark top est produit en association avec un boson Z. (Image : CMS/CERN)

Le LHC a également inscrit à son tableau de chasse l’une des meilleures mesures de la masse du quark top, découvert en 1995 avec le collisionneur Tevatron aux États-Unis. « La valeur combinant les résultats du Tevatron était déjà très précise, remarque Nadjieh Jafari, co-responsable du groupe de physique du quark top de l’expérience CMS. Mais au LHC nous pouvons mesurer la masse du quark top en utilisant de nouveaux canaux de production des quarks top, et pour certains, nous avons obtenu une précision égale ou meilleure. »

D’autres paramètres libres entrent dans le calcul des interactions. La mesure précise de l’angle de mélange électrofaible est l’un des résultats importants des expériences du LHC. Ce résultat contraint les masses des bosons W et Z.

Particules de beauté et physique des saveurs

Spécialisé dans l’étude des hadrons B, des particules qui contiennent un quark ou un antiquark b, l’expérience LHCb est devenue experte dans la mesure des paramètres qui permettent de déterminer la probabilité qu’un quark se transforme en un autre via l’interaction faible. Décrits par Nicola Cabibbo, Makoto Kobayashi et Toshihide Maskawa, ces processus de transformation peuvent être calculés à l’aide d’une matrice qui porte leurs initiales, CKM, et qui comprend quatre paramètres mesurés expérimentalement, à l’instar des masses des particules. Leur mesure via différents processus permet de tester la cohérence du Modèle standard. La structure de la matrice CKM peut par ailleurs être représentée de manière graphique par des triangles, les paramètres  pouvant être rapportés aux longueurs des côtés et aux angles de ces triangles. LHCb a par exemple réalisé la meilleure mesure de l’un de ces angles, l’angle γ. Ces travaux sont enfin reliés à ceux sur le phénomène de violation de charge-parité (CP), à l’origine d’une différence de comportement entre la matière et l’antimatière. L’expérience a d’ailleurs obtenu d’excellents résultats relatifs à la violation de CP, dont la mise en évidence du phénomène avec des particules contenant un quark c, alors qu’elle n’avait été observée qu’avec des particules contenant un quark s ou b. 

Mais les mésons B ont ouvert à LHCb un domaine d’études plus vaste encore.

« Le programme a évolué non seulement pour confirmer la violation de CP avec les mésons B, mais aussi pour comprendre les phénomènes de physique des saveurs au sens large, explique Tatsuya Nakada, pionnier de LHCb et son premier porte-parole. L’étude de ces phénomènes est un moyen très puissant de mesurer la cohérence du Modèle standard. »

La plus petite des grandes expériences du LHC est même devenue une référence dans le domaine de la physique des saveurs. Un beau succès alors que ses possibilités étaient considérées comme limitées au début. « Le démarrage de LHCb n’a pas été facile, rappelle Giovanni Passaleva, ancien porte-parole de l’expérience. On considérait nos objectifs bien trop ambitieux pour un collisionneur de hadrons avec un tel bruit de fond. Les usines à B (les expériences BaBar aux États-Unis et Belle au Japon, ndlr) couvraient déjà les recherches que nous visions. Nous étions inquiets, mais aujourd’hui nous sommes fiers et ravis. »

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L'expérience LHCb est devenue une référence dans le domaine de la physique des saveurs, obtenant des résultats cruciaux dans le domaine de l'interaction faible et de la violation de charge-parité. (Image : Maximilien Brice/CERN)

L’expérience s’est par exemple intéressée à des désintégrations prédites comme très rares par le Modèle standard. La comparaison de leurs mesures avec les prédictions permet de tester la robustesse du Modèle standard. « Si vous découvrez un écart, alors vous avez peut-être décelé un indice de nouvelle physique », explique Tatsuya Nakada. LHCb et CMS ont ainsi mesuré la section efficace de la désintégration du méson B0s en deux muons, un processus qui, selon la théorie, ne se produit que trois fois sur un milliard de désintégrations de ce méson (l'image en haut de la page montre un événement enregistré par LHCb en 2016 et dans lequel un méson B0s se désintègre en deux muons dont la trajectoire est représenté par les deux lignes vertes qui traversent le détecteur). LHCb s’est penché sur d’autres interactions très rares des mésons B. Les résultats sont en accord avec le Modèle standard mais les possibilités de mesures sont loin d’être épuisées, couvrant bien d’autres phénomènes.

« La précision est un outil fantastique pour comprendre le monde des particules, souligne Gian Giudice, chef du département de théorie du CERN. Le LHC est passé de la découverte à la précision, il y a beaucoup à apprendre. »

Prochain épisode : Les surprises du Modèle standard aux hautes énergies